Le port

La vieille dame ramenait de la petite supérette des victuailles qui avait vu le jour non loin d'ici. Aujourd'hui, c'était l'anniversaire de son mari : il fêtait ses quatre-vingt dix ans.

La chaleur était déjà pesante, pourtant il ne s'agissait que de la fin de la matinée. La pollution émanant de la nouvelle ville, assez proche de ce quartier, fit tousser la personne âgée.

Alors qu'elle approchait de sa maison, un jeune homme l'interpela. Il était blond, les cheveux mi-long, et les yeux clairs. Un étranger, voilà ce qui lui vint à l'esprit, et l'odeur de puanteur et de selles qui se dégageait de lui ne pouvait rien changer à la répulsion qu'éprouva la vieille. Elle commença à s'éloigner, de peur qu'il ne la détrousse, et cacha ses achats dans son dos courbé comme elle put.

Elle fut très étonnée lorsqu'il s'adressa à elle dans un grec parfait, quoiqu'un peu pompeux, parce qu'ancien. Les yeux écarquillés, elle l'écouta :

"Hum, madame, excusez-moi. Savez-vous où je peux trouver le Sanctuaire ? Où sont formés les chevaliers désirant protéger la déesse Athéna? "

Impossible. Seul son mari parlait encore de cette ancienne légende, de chevaliers en armures scintillantes qui fendaient le ciel et brisaient la terre d'un seul coup. Affabulations ridicules. Où étaient ses chevaliers lors des récents attentats ? Où étaient ses chevaliers lorsque la guerre en Irak avait éclatée ? Où étaient ses chevaliers lors du tsunami en Indonésie en 2004 ? Où sont ses chevaliers alors que la Terre se meurt sous la pression des gaz à effet de serre ? La colère gronda dans la voix de la vieille dame lorsqu'elle lui répondit :

" Ses chevaliers n'existent pas, jeune homme. Il serait préférable que ce soit le cas, mais...Ce n'est qu'une vieille légende grecque. Vous ne semblez pas venir d'ici, comment avez-vous entendu parler de ça ? "

Elle écouterait ses explications, puis s'en irait. Malgré tout, le fait qu'un étranger lui parle de ce mythe avait semé le doute dans son esprit. Elle n'avait jamais cru son mari fou, elle pensait juste que son âge avancé le rendait plus faible. Mais lui aussi parlait de la déesse Athéna. Et de ses Chevaliers.

La vieille dame était surprise. Elle ne s'attendait pas à tant de ferveur pour une simple histoire. Son regard s'assombrit lorsque le jeune étranger lui parla de la situation dans son pays. Oui, l'Europe avait beaucoup aidé la Grèce, et malgré quelques problèmes, on pouvait dire que le pays s'en sortait très bien. Elle connaissait la situation de ces pays ateliers, où délocalisent les entreprises occidentales car la main d'oeuvre n'est presque pas payée. De l'esclavage, voilà ce qu'elle en pensait.

Mais les dires du jeune la firent réfléchir. Oui, tout dépend du point de vue duquel on se place. On ne peut rien juger objectivement, en réalité. Alors elle décida de lui laisser une chance.

"Enfin, excusez-moi de mon indiscrétion, connaissez-vous des personnes qui seraient susceptibles de m'aider ? "

Elle répondit immédiatement :

" Je le peux. Je peux vous fournir une salle de bain, de l'eau pour vous laver, de la nourriture. Personne ne vous aidera, dans l'état dans lequel vous êtes. Par ailleurs, mon vieux mari raconte beaucoup d'histoires. Il en est friand. Il parle souvent d'un Sanctuaire d'Athéna, où sont reclus de braves combattants, appelés Chevaliers. "

Elle gratifia le jeune homme d'un sourire éclatant pour son âge, puis entreprit de terminer sa marche jusqu'à sa demeure.

" Mon nom est Damara. Je vous offre mon hospitalité, le temps qu'il vous faudra pour trouver votre Sanctuaire. Après tout, vous m'avez rendue curieuse..."

Elle omis cependant de réponse à la question du jeune homme. Il semblait être tout juste adolescent, il ne comprendrait pas ses motivations.

Dipankara sursauta. Il ne s'attendait pas à que son dicours fasse autant d'effet sur la vieille dame. C'était aussi la première fois que quelqu'un lui proposait quelque chose de ce genre. Jamais il n'aurait imaginé que quelqu'un lui propose cela. En Inde, on croyait que les occidentaux étaient égoïstes et méchants. C'était faux, il le savait, mais malgré cela il fut tout de même étonné.

"Vous...vous feriez ça ? Pour moi ? Mais... il y a un instant vous... enfin, merci beaucoup de votre offre madame, mais je ne voudrais surtout pas abuser de votre hospitalité... Mais c'est si gentiment offert que... j'accepte avec joie."

*Je pourrais ainsi rencontrer son marris... et surtout enfin me laver, car même les mouettes m'évitent.*

"Mais euh, madame permettez moi de prendre vos sacs. Je vous suis !"

Il suivit donc la vieille dame à travers le dédale de ruelle de la cité, jusqu'une maison petite et carrée, coincé entre 2autres maisons du même type. Une fois à l'intérieur, il déposa les sacs sur une petite table de bois, sans motifs apparents et qui lui semblait être la table où le vieux couple mangeait. Et, poussé par la vieille dame, il se rendit dans la salle de bain sans encore avoir vu le propriétaire de la maison.

La vieille dame lui fit couler de l'eau chaude, en lui expliquant le fonctionnement des robinets. Et, pudiquement, elle sortit. Elle lui laissa un essui et lui promis de lui apporter des vieux vêtements de son mari pour quand il sortirait. En se débarassant de ses vêtements, il se rendit compte qu'ils ressemblaient plus à des bouts de tissu qu'à autre chose. Ils avaient bien souffert du voyage.

C'est avec délectation qu'il plongea doucement dans le bain, profitant de chaque instant. C'était magnifique, l'eau était à une température parfaite. Il étendit ses membres, la baignoire étant grande et ... s'endormis. Il fut réveillé quelque temps après par quelqu'un qui frappait à la porte.

"Hey, tout va bien ?"

"Heu oui oui excusez-moi, je m'étais endormis !

Il put entendre un rire derrière la porte, puis il sortit du bain, s'essuia et ouvrit un peu la porte. Il vit que, tenant sa promesse, Damara lui avait laissé des vêtements. Il les passa et fut étoné de leur confort.

Il retourna dans la salle à manger, et fut acceuillit par Damara et un vieil homme qu'il devina être son mari.

"Bonsoir, je vous remercie encore de votre hospitalité. Je vous promets que c'est fort temporaire, juste le temps que je trouve le Sanctuaire. Je vois que l'ambiance est à la fête ce soir !"

La vieille dame s'était inquiétée lorsqu'au bout d'une heure, le jeune étranger n'était pas ressorti. Il avait eu la galanterie de bien vouloir l'aider à porter ses courses, aussi avait-elle rapidement préparé des spécialités grecques, celles que préféraient son mari. Il y avait aussi un énorme gâteau au chocolat, bien moins typique, mais sorti tout droit de la meilleure boulangerie du coin.

Elle était encore elle-même surprise de sa bienveillance à l'égard d'un parfait étranger, et des plus singuliers. Mais après tout, plus on est de fous, plus on rit, et peut-être serait-ce le dernier anniversaire que fêterait son mari, réchauffement des températures oblige. Alors autant qu'il le passe avec de la compagnie, surtout quelqu'un qui partageait ses fantasmes sur le Sanctuaire. Qui plus est, la famille était loin et ne se préoccupait plus des deux vieillards, tout juste bons à envoyer un chèque pour le Noël des petits-enfants.

Arrivée à la salle d'eau, elle toqua à la porte :

"Hey, tout va bien ?"

"Heu oui oui excusez-moi, je m'étais endormi !"

Cette remarque la fit rire. Elle déposa les vêtements de son mari, soigneusement repassés et pliés. Il y avait un bermuda en toile blanche accompagné d'une chemisette en coton, idéals pour un temps si chaud. Damara retourna ensuite veiller à sa cuisine. Son mari était assis près de la table, feuilletant le journal quotidien.

" Bah ça ! baragouina-t-il Encore la guerre et la mort...Heureus'ment la nouvelle génération de ch'valiers verra bientôt le jour..."

" Ah, Pallas. J'avais oublié de te l'annoncer : nous avons un invité particulier ce soir. Il restera avec nous pour fêter ton anniversaire. Je pense que vous avez des choses intéressantes à vous dire. "

" C't'un grec ? "

" Non, non. Un étranger. Il vient d'arriver à Athènes, et je lui ai offert l'hospitalité car j'étais sûre qu'il te plairait..."

" Ah bon. "

Damala mit la table et servit l'entrée : de petits canapés dorés à l'huile d'olive, accompagnés de sauce yaourt au concombre. Il y avait aussi une salade à la fêta et à l'huile. Elle espérait que le jeune homme aimerait ce genre de choses, car elle ignorait totalement ce qui se faisait en Inde. Elle savait juste qu'ils ne consommaient pas de boeuf, là-bas. Elle prit en main une poêle et entreprit de faire griller soigneusement ses biftekia, pendant que les souvlakis grillaient. Enfin, les dolmades furent les bonnes dernières à entrer en scène. Elle les fourra soigneusement, elle savait que Pallas en raffolait.

Alors qu'elle ouvrait la fenêtre pour faire échapper les mielleuses odeurs du repas, deux colombes prirent leur envol. Elles aussi subissaient les terreurs de la pollution : leur plumage était devenu, à la longue, gris-brun. C'est alors qu'elle entendit des pas se diriger vers la cuisine. Elle devina que le jeune homme était prêt. Alors qu'il apparaissait à l'embrasure de la porte, elle le salua chaleureusement.


"Bonsoir, je vous remercie encore de votre hospitalité. Je vous promets que c'est fort temporaire, juste le temps que je trouve le Sanctuaire. Je vois que l'ambiance est à la fête ce soir !"

" Ah, parfait ! Nous allions commencer ! Installez-vous ! J'espère que le bain vous a ravigoté ? "

Elle servit avec générosité les trois assiettes en sauce et en canapés, puis désigna la salade.

" Servez-vous ! Il y a de quoi nourrir un régiment ! Et ce n'est que l'entrée ! "

Elle ne remarqua pas que son mari, Pallas, observait le jeune homme, comme en transe. Ses yeux étaient larmoyants, comme s'il venait d'être témoin d'une apparition divine. Il adressa un sourire émerveillé au jeune, sans le quitter des yeux. Toute occupée à faire son service, Damara présenta le nonagénaire à l'étranger :

" Ah, je vous présente mon mari, Pallas. Il fête aujourd'hui ses quatre-vingt dix ans, nous allons donc fêter ça ! Et...Pallas..." elle changea d'assiette pour se servir à son tour " voici le jeune homme dont je t'ai parlé. Tout s'est passé si vite qu'il ne m'a pas donné son nom ! "

*Alors maître Shakkya n’a pas eu trop de mal à convaincre le Grand Pope apparemment. Je croyais pourtant avoir le temps de m’entraîner un peu, avant de repartir. Et par bateau ? Pourquoi l’île de Naxos ?*

Après qu’Helena lui eut souhaité bonne chance, Alaggwen se tourna rapidement vers elle, la salua et la remercia du peu qu’elle avait fait pour elle. Puis elle se mit à marcher.

Lors de leur arrivée, le Bélier avait décrit à son apprentie de quoi était constitué le trajet menant au sanctuaire : depuis le port, il y avait une ville commerciale et résidentielle, qui vivait principalement de vente des poissons fraîchement pêchés. Cette ville avait prospéré énormément depuis quelques années, disait-il. Elle avait innové en offrant un port touristique, auquel descendait des milliers de visiteurs voulant venir admirer le Parthénon. Après Pirée, il fallait suivre une longue route s’étendant sur des centaines de mètres, en direction de Tavros, puis d’Athènes. Tavros était facilement identifiable par l’insatiable variété d’épices, de parfums et de fleurs. On la savait venir à des mètres à la ronde. Cela changeait un peu de l’odeur de déchets et de smog de la capitale.

Alaggwen n’eut pas tellement de mal à trouver sa voie pour sortir de la ville. Son petit sac sur l’épaule – heureusement qu’il n’était pas chargé, car son épaule gardait encore le souvenir du poids du paquet, celui-ci n’ayant pu être défait depuis maintenant longtemps – elle se fraya un chemin au travers de la circulation abondante et peu fluide, avec assez de facilité il faut le dire. C’est que la population normale était toujours étonnée de croiser un chevalier, davantage lorsque celui-ci était une femme et qu’elle arborait son masque unique, et vouait à ces protecteurs beaucoup de respect ; céder le passage faisait partie d’une de ces marques.

Si Athènes était accoutumés aux chevaliers vivant dans son Sanctuaire, il en était tout autrement pour le reste de la Grèce. Aussi Alaggwen se coiffa de son très profond capuchon dès qu’elle fut hors de la ville. Tavros n’était plus très loin ; déjà ses parfums embaumaient l’air ambiant, laissant très peu de place à d’autres effluves plus naturels.

Les derniers moments de son entraînement avec Shakkya avaient servi à développer ses sens au maximum. Depuis lors, la jeune apprentie avait très peu besoin de demander des indications. Mais ce contact lui manquait. Elle avait l’impression que devenir chevalier l’avait isolé du monde, comme si elle siégeait au cœur d’une immense bulle de verre que personne ne pouvait franchir, trop dépassé par ce qui se dressait devant eux. Et cette pensée l’attristait. *Est-ce que Cyril…*

Deux heures passèrent avant qu’Alaggwen ne parvienne à Pirée. L’air était ici empli d’humidité et de sel, une odeur que la jeune fille s’était surprise à apprécier. Cette odeur rappelait d’une certaine manière les journées très chaudes de Äs, quand la neige fondait et nourrissait les arbres et les rivières.

Le port. Enfin. La gamine prit la direction des bateau de transport, qui était situé bien au centre des abords, afin de les riches touristes impétueux n’aient pas à marcher trop longtemps. Les ouvriers, eux, déchargeaient leur cargaison aux extrémités du quai, compliquant ainsi leur boulot. Au premier marin qu’elle rencontra, elle demanda la direction du Téméraire.

"Ce vieux rafiot ? V’ voulez pas y monter j’espère ? Il fait toujours des voyages compliqués, avec des gens peu recommandés, dans des endroits qui’ont rien à montrer ni à offrir ! Tiens j’ vous racontes pas, l’autr’jour, il a pris à son bord un vieux bonhomme bizarre, avec une femme qu’on voyait même pas son visage. Tout le temps qu’i sont été là, y’a pas un qui a dit un mot et Kouros…"

Durant le récit du marin, Alaggwen releva à peine la tête, laissant entrevoir son masque, ce qui cloua le bec à son interlocuteur. Celui-ci balbutia un "au bout à gauche" à peine compréhensible, ce qui la fit éclater de rire. Elle posa sa main sur l’épaule de l’homme, lui souhaita une bonne journée et partit sur sa gauche. Elle lança par-dessus de son épaule, à l’intention de l’homme resté mal à l’aise : "S’il n’ont pas placé un mot, c’est peut-être que leur capitaine en avait aussi bien long à raconter ! Hahahahaha !"

Depuis son arrivée au port, elle n’avait eu aucun signe de la présence du Bélier. Celui-ci n’était donc pas du voyage ?

Elle marcha jusqu’à sentir le bruit des vagues dominer de toute part, puis s’orienta sur sa droite ; ce navire avait une odeur usée, ses voiles semblaient rafistolées à quelques reprises, mais il tenait bon malgré tout. Un homme s’avança en sa direction, un reste de souvlaki à la main.

"Z’avez besoin de quelque chose mam’zelle ?
- Oui, d’un moyen de transport. Vous êtes Kouros ?
- Oui. Je peux faire quoi pour vous ?
- Je dois me rendre sur l’île de Naxos."